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Ecriture et musique confinées

5 août 2020
par  Philippe Cornet
( Presse écrite , Le virus de l’art )

1978, première interview, Jacques Higelin, pour le journal du Cercle de journalisme de l’ULB. Cela commence au téléphone : de mon fixe parental à sa crèche bruxelloise du jour, l’Hotel Van Belle à Anderlecht où on me passe sa chambre à –sacrilège- dix heures du matin. “Euh” s’éveille Jacques “rappelle-moi dans l’après-midi, là JE DORS !”. Un lendemain d’après concert au Janson ULB, chez Van Belle, cela finit donc de visu dans l’après-midi : cafés, sourires, pas d’attaché de presse, juste un rookie journaliste et déjà, une pop star rodée. Très agréable, sans doute parce que le chanteur est tolérant face à l’interlocuteur de 19 ans.

Quarante-deux ans plus tard, le lien avec les musiciens s’est décliné en centaines de rencontres. Physiques à 99%, puisque refusant les phoners –à de rares et réfléchies exceptions près- je demande l’in situ : hôtels, backstages, salles, maisons et appartements privés, rues, parcs, bureaux de labels, night clubs, ascenseurs, lits, chiottes (photos avec Stromae dans un café de Drogenbos), tous les lieux où il est possible de parler, d’échanger, de considérer qu’une interview tient de la dialectique sismique. Je te pose une question, les yeux dans les tiens, tu réponds ou pas. Fuck le virtuel. Certes, le “live” foire parfois, comme avec Lou Reed en 2003 à New York –diva pénible- mais sinon, statistiquement, ce n’est pas si mal. Et toujours, au fil des décennies, l’envie et la nécessité de rencontrer les interlocuteurs en chair et en musique. Un truc physique, tectonique, proche, où la rencontre peut s’électriser (…), comme avec Mano Solo en 1994 dans le métro bruxellois. Quand la castagne avec l’interviewé n’est pas si loin. Sans arriver au final, parce que la parole désarme un moment les doutes et l’incompréhension. Ou alors Diana Krall qui un jour à Berlin, laisse tomber l’interview et montre des photos de ses enfants. La vie quoi.

Vie dictaphone

Tout cela pour planter le décor et introduire le choc d’être confiné à la mi-mars alors que le printemps et, surtout l’été, s’annoncent gonflés d’événements : les festivals qui arrivent, constituent une bonne part des revenus live des musiciens belges. Et voilà que les saisons proches et peut-être même bien l’automne, s’annoncent déserts pour les musiciens. Pour différents papiers du Vif/Focus, parce que des copains –ou pas- sont concernés, je me lance dans des dizaines d’interviews par téléphone. Peu ou pas de Skype, quasi pas de Facetime, je préfère le vieux téléphone, GSM : les musicos n’ont généralement plus de fixe. S’établit alors un contact, un lien, l’ingrédient d’une conversation qui peut amener autre chose que des QR stéréotypées. Professionnellement, dès la mi-mars et pendant deux bons mois, mon journalisme se passe via un iPhone en haut-parleur et le dictaphone Olympus. Technique un rien misérable alors qu’il s’agit de ressentir le désastre en cours. Soit les musiciens qui, l’herbe coupée, financière comme collective, se retrouvent parfois sans rien, parfois dans le bancal “statut d’artiste” à la belge. Ras la misère puisque certains touchent un généreux 500 euros mensuel. D’autres, moins nombreux, ont de quoi assumer les fins de mois fauchées. Adamo –historiquement le plus gros vendeur de l’histoire du disque belge- s’inquiète au téléphone du sort de ses techniciens et musiciens sans boulot pendant les prochains mois. Et quelques autres s’en tirent parce qu’ils bossent aussi sur des musiques de films ou de séries en dernière ligne droite de la post-production. Sinon, au fil de ces conversations avec les musiciens, on assiste à un monde qui s’enfonce, sans savoir jusqu’où va aller la noyade. A chaque interview, avec des gens aussi différents que Vincent Liben, Claude Semal, Pierre Dumoulin (de Roscoe), Sharko, Adamo ou le liégeois Thomas de The Feather, on capte les incertitudes, les questionnements et puis évidemment tout le merdier qui s’annonce. Indécis. On essaie de joindre Angele mais on nous dit “qu’elle se repose”. Roméo Elvis ? “Il n’est pas en promo” (sic). Tout cela, jour après jour, où l’on essaie d’être un bon petit soldat du journalisme, intégrant fidèlement l’actu santé qui est loin d’engranger la moindre certitude. Et puis, après deux mois et beaucoup de poussières de confinement, coincé en digital, les choses se libèrent peu à peu. Elles mènent à une première interview IN SITU à Uccle avec le couple qui fonde Aksak Maboul. Dans le jardin de Marc Hollander et Véronique Vincent, à la mi-mai, on est encore dans la prudence –plusieurs mètres de distance physique- mais juste avoir des gens en chair et os face à soi, est déjà une victoire sur le tout numérique. Puis Jean-Marc Lederman, pionnier de l’electro belge, passe à la maison : en jardin à trois mètres de distance. La conversation est animée, on retrouve le plaisir –minimum vital- de faire le métier. Quand je vais en mai chez Blanche à Uccle, la fille de l’Eurovision qui sort son premier album, le jardin communautaire est occupé. Donc on se rabat sur la salle-à-manger dans le désordre d’une mère artiste : un peu de chaleur humaine entre peintures, bibelots et sculptures. Vive le non-digital.

Sans épilogue

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Lisza, chanteuse bruxelloise
© Philippe Cornet

Fin juillet 2020, ce qui s’est annoncé comme une horrible contagion suivie d’une potentielle temporisation mondiale, fait maintenant dérailler l’optimisme. La trève s’est muée en profonde incertitude. Plus de quatre mois après le confinement, suivis d’une période de relâche, la situation des musiciens s’annonce toujours en mode brouillard. Le printemps et l’été foutus, prolongent la dèche désormais à l’hiver et puis même, à 2021. La multinationale américaine Live Nation, qui engrange de colossaux profits en organisant des tournées planétaires et des festivals à prix exorbitants (cf.Werchter), prédit un “retour à la normalité” pour l’automne…2021. Au Parc Josaphat ce 28 juillet, j’interviewe Lisza, chanteuse bruxelloise qui s’apprête à sortir le 14 août 2020, son second et superbe album sous influence latino. Charango, pose son regard sur l’avenir. Paroles d’une fin, forcément provisoire. “Ces dernières semaines ont été particulièrement difficiles, mon moral était assez bas. Bizarrement, pendant le confinement, c’était mieux : j’étais très productive, j’avais plein d’idées et beaucoup d’envies. Cela me troublait aussi bien sûr parce que je suis quand même éponge de ce qui se passe autour de moi, de toutes ces mesures. J’avais besoin de parler et de raconter des choses et puis au déconfinement, il y a eu une espèce de baisse de moral. Je dors moins bien et ce phénomène corona est comme un miroir grossissant de tout ce qui nous est déjà arrivé, les injustices. Ne fût-ce que la manière dont on considère les artistes et la place qu’on leur accorde dans cette société…Et puis cette incertitude qui a toujours été là, on la ressent beaucoup plus : c’est devenu difficile de se projeter. D’autant que cela change tout le temps et que l’on va devoir vivre avec cela pendant des mois, des années ou peut-être toujours”.

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